Cette place fondamentale se perçoit également au quotidien, car durant l’Antiquité, les liens entre les populations et la nature sont très étroits. Les plantes notamment sont porteuses d’un vaste monde symbolique. Les dieux eux-mêmes sont les garants et protecteurs de la végétation : Déméter, déesse du blé et de la fertilité, mais aussi patronne de l’agriculture ; Perséphone, amenant avec elle le renouveau de la végétation au printemps ; Dionysos, dieu de la vigne et du vin. Le poète latin Ovide présente même Apollon comme ayant « inventé l’art de guérir, domptant les herbes » (Les Métamorphoses, I, 521-522).
On retrouve ce potentiel magique et surnaturel, voire les pouvoirs, conférés aux plantes dans les cultes qui rythmaient la vie religieuse et spirituelle des Anciens, ainsi que dans bon nombre de mythes ou récits fondateurs.
La métamorphose végétale : action divine et surnaturelle
La mythologie grecque regorge de transformations, qui interviennent dans les relations entre les humains et les divinités. Objets du désir des dieux, les mortels subissent fréquemment leurs pulsions et passions, au point qu’ils voient parfois leur apparence et leur matière modifiées de manière surnaturelle pour devenir végétales.
Ainsi retrouve-t-on dans ces mythes l’origine de nombreux végétaux communs. Si ces plantes ne présentent pas obligatoirement par la suite de propriétés particulières, il est indéniable que l’histoire de leur création relève d’une puissante magie.
On retiendra l’une des plus célèbres métamorphoses végétales : celle de Daphné poursuivie par Apollon. Ne parvenant pas à lui échapper, Daphné implore l’aide de son père, le dieu-fleuve Pénée, qui ne trouve d’autre solution pour la soustraire au désir du dieu que de la changer en laurier. Si les différents auteurs qui mentionnent cet épisode semblent l’évoquer comme la raison de la consécration de l’arbre à Apollon, il n’en reste pas moins qu’il s’agit bien de la naissance de la plante, daphné signifiant littéralement laurier en grec.
Si la taxonomie actuelle, utilisant le nom de Laurus nobilis pour désigner le laurier, ne rend pas compte de cette ascendance, il n’en va pas de même pour d’autres plantes dont le nom scientifique révèle souvent une histoire mythologique. À ce titre, nous pouvons citer quelques-unes des victimes de ces métamorphoses végétales comme Crocos, changé en crocus (Crocus sativus), Adonis, du sang duquel naîtra l’Adonis annua, Smilax, jeune fille transformée en salsepareille (Smilax aspera) ou encore Orchis qui donnera son nom à un genre d’orchidées.
Plantes magiques, outils des dieux
On retrouve probablement trace de cette propension à nommer les plantes d’après certains personnages marquants de la mythologie grecque dans certains taxons modernes. Ainsi Circaea lutetiana peut s’enorgueillir de porter le nom d’une des plus célèbres magiciennes : Circé, spécialiste des philtres et potions de métamorphose, notamment grâce à sa grande maîtrise du monde végétal. Également nommée Herbe aux sorcières, il apparaît pourtant que la Circaea lutetiana ne possède pas de propriété particulière. Pourquoi donc lui faire porter un héritage si important ? Plusieurs hypothèses sont alors convoquées, la plus commune étant que son nom lui viendrait de la volonté de deux botanistes du XVIe siècle de l’identifier à une plante utilisée par la déesse. Le mot grec kirkaia, herbe de Circé, désigne en outre toute plante employée dans les sortilèges.
Lors de la rencontre d’Ulysse et Circé, une autre plante magique est convoquée : le moly. Réelle ou divine ? Nous ne tenterons pas de répondre à la question de l’origine de cette plante. Néanmoins, il est intéressant de constater que, pour contrer les pouvoirs de Circé, « elle qui seule / Sait [les] vertus [des plantes] et sait doser un bon mélange » (Les Métamorphoses, XIV, 268-269), Hermès offre à Ulysse un végétal appelé « herbe de vie ».
Cet exemple souligne particulièrement le potentiel et la portée magiques attribués à la nature, au même titre que d’autres croyances comme par exemple celles entourant l’if (Taxus baccata), outil de la vengeance des Érinyes ; le grenadier (Punica granatum) dont le fruit, donné par Hadès à Perséphone pour qu’elle le mange, empêchera cette dernière de quitter définitivement les Enfers ; ou encore la pivoine (Paeonia sp.) que le dieu médecin Paeon aurait utilisé pour soigner deux autres divinités : Hadès et Arès.
Les plantes, médiatrices entre les Hommes et le divin
La puissance de la nature et plus particulièrement de la végétation transparaît également dans le quotidien des Anciens. À Athènes, on connaît l’existence d’une statue d’Athéna Polias faite en bois d’olivier (Olea europaea), arbre qu’elle a selon le mythe elle-même produit.
À Delphes se trouvait un site religieux important dédié à Apollon où une prêtresse, appelée Pythie, jouait le rôle de médiatrice entre le dieu et les Hommes et transmettait sa parole. Ce culte est resté connu sous le nom d’oracle de Delphes.
Le laurier (Laurus nobilis) tient une place centrale dans ces oracles, notamment car c’est un des attributs d’Apollon. On estime qu’il a pu être utilisé de trois manières différentes dans ce culte : des fumigations de laurier étaient pratiquées tandis que la Pythie devait en mâcher des feuilles avant de rendre son oracle. Sur une coupe du Peintre de Codros conservée à l’Antikensammlung de Berlin, la Pythie est représentée tenant une branche de laurier. Cette représentation nous permet d’aborder le 3e usage supposé de la plante, voulant que la Pythie secoue une branche au moment de la révélation.
Un voile de mystère plane encore sur la cause réelle de ces transes hallucinatoires qui aboutissaient à la révélation de la parole du dieu. Néanmoins, la fonction divinatoire du laurier, de même que d’autres attributs, ne doit semble-t-il pas être minimisée et la plante prend une part active au culte.
De la même manière, d’autres plantes tiennent un rôle important dans la relation entre les sphères humaines et divines.
Plus globalement, le rituel que constitue par exemple l’offrande peut être perçu comme un mode de communication avec les divinités. On note à ce titre la pratique de sacrifices non-sanglants constitués de fleurs, de fruits, de plantes etc. ou de libations de vin et d’huile. Les offrandes à Déméter en sont un bon exemple. En tant que déesse des moissons, il était de bon ton de lui offrir des produits de la terre, notamment des céréales.
Par ailleurs, l’environnement olfactif semble un élément important du rituel, qu’il soit domestique ou qu’il s’agisse de fêtes plus importantes. C’est alors que la végétation réapparait dans son rôle de médiatrice entre le monde des mortels et celui des immortels sous la forme de couronnes, colliers ou guirlandes de fleurs, mais aussi d’encens, terme regroupant diverses substances destinées à être brulées pour monter jusqu’aux dieux, comme des résines et d’autres types de végétaux.
Bien qu’on ne confère pas explicitement aux plantes de propriétés magiques, leurs origines surnaturelles ou la proximité qu’elles entretiennent avec les sphères divines expriment et mettent en lumière le potentiel magique de la végétation.
- Pour aller plus loin
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Rituels grecs, une expérience sensible, (cat. expo. Musée Saint Raymond, Toulouse, nov. 2017-mars 2018), 2018.
FRONTISI-DUCROUX, Françoise. Arbres filles et garçons fleurs : métamorphoses érotiques dans les mythes grecs, Paris, Seuil, 2017.
GEORGOUDI, Stella. « Questions pythiques : retour sur le(s) trépied(s) et le laurier d’Apollon. » In : Chemin faisant : Mythes, cultes et société en Grèce ancienne. Mélanges en l'honneur de Pierre Brulé [en ligne]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 (consulté le 19 juin 2020). Disponible sur : <http://books.openedition.org/pur/103022>
GRAND-CLEMENT, Adeline. « Toucher les dieux : rituels, expérience sensible et modes de contact avec le divin dans le monde grec. » In : Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 20, 2017. p. 199-222. [en ligne] (consulté le 19 juin 2020). Disponible sur : <https://doi.org/10.3406/gaia.2017.1732>
HOMERE. Odyssée, Paris, Le Livre de poche, 2009.
LEGRAND Philippe-Ernest. « Prophète et Pythie à Delphes. » In : Revue des Études Grecques, tome 64, fascicule 299-301, Janvier-juin 1951. p. 296-299. [en ligne] (consulté le 19 juin 2020). Disponible sur : <https://doi.org/10.3406/reg.1951.3223>
OVIDE. Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 2009.
PIRENNE-DELFORGE, Vinciane (dir.) ; PRESCENDI, Francesca (dir.). Nourrir les dieux ? Sacrifice et représentation du divin. [en ligne]. Liège : Presses universitaires de Liège, 2011 (consulté le 19 juin 2020). Disponible sur : <http://books.openedition.org/pulg/1604>
PLUTARQUE. Dialogues pythiques, Paris, GF Philosophie, 2006.